Les spécificités du kata

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Vous savez que le Karaté a été longtemps pratiqué et transmis dans des cercles ésoté­riques[1]. Jusqu’à la fin du 19ème siècle, on pratiquait le Karaté en évitant le regard des autres. On s’entraînait souvent la nuit dans le jardin du maître ou dans les endroits peu fréquentés comme les plages ou les cimetières.Il n’était pas rare qu’un adepte cache sa pratique même aux membres de sa famille. Un maître n’avait que peu d’élèves. Quelques uns même, refu­saient de prendre des élèves ; dans ce cas, leur art disparaissait avec eux. En pratiquant le Karaté de cette manière, il va de soi que l’on n’attachait pas d’importance à l’appréciation de tierces personnes. Il y avait une absence totale du souci de gestes tech­niques spectaculaires. Faire du spectacle avec le Karaté était alors inconcevable.Le spectacle tient principalement à la communication oculaire avec de tierces personnes ; or, leur présence était totalement interdite dans ce système. On pratiquait des techniques essentiellement pour qu’elles soient efficaces. Mais l’efficacité recherchée était très différente de l’image que l’on s’en fait à partir du Karaté d’aujourd’hui.

Dans beaucoup de cas, la vision des karatéka contemporains subit une déformation due à des préjugés fortement influencés par des films, des séries de télévision et des spectacles de démonstration du type « Nuit des Arts Martiaux ».Tout y est fait pour la communication avec des tiers, pour rendre visible l’efficacité pour ces tiers, ce qui est la règle du spectacle. Mais cela a pour effet de diffuser une vision faussée de la réalité du combat et des techniques.Le spectacle a sa richesse, mais il faut savoir faire la différence entre le spectacle, le jeu et l’art martial.Or, je pense que l’efficacité du Karaté, comme de tout art martial d’ailleurs, repose sur des élé­ments non visibles, ou peu visibles. Je développerai ce point plus loin.

Pour mieux comprendre le Karaté, nous pouvons poser quelques questions sur le Karaté à la période où il se définissait seulement comme art martial. Si je fais cette démarche, ce n’est pas pour fouiller le passé, mais parce que je considère que pour construire un Karaté adapté à notre manière de vivre, il faut s’appuyer sur ce qui a été fait auparavant, et ce, afin d’aller plus loin.

Le Karaté ancien a été élaboré et transmis dans un système ésotérique, tandis que le Karaté moderne se pratique et se communique dans un système qui se montre ou qui cherche à se faire voir. Au cours de ce passage d’un système de transmission à son opposé, n’y a-t-il pas eu perte de savoirs techniques ? S’il y en a eu, quels sont-ils et quelle est leur importance ?

Dans le système ancien, l’entraînement de Karaté était centré sur la répétition des kata.Les adeptes s’entraînaient avec peu de kata, un, deux ou trois kata.La qualité de l’adepte était appréciée par le degré d’intégration d’un kata. La connaissance de nombreux kata ne revêtait aucune importance. Si quelqu’un avait dit : « Je connais vingt kata », on aurait pensé avec un mépris implicite : « C’est parce qu’il n’en connaît bien aucun.Il n’est donc pas un adepte de valeur. »

Les adeptes devaient investir beaucoup d’énergie dans un seul kata et ils y attachaient les résultats de leur acquis. Un kata était appris et répété sous des angles multiples et variés.Il ne s’agissait pas d’une forme représentant l’unique authenticité. Le kata devait alors comporter des variantes techniques permettant de répondre aux situations multiples du combat. Le kata avait le rôle pragmatique, très complet, de former et d’améliorer des techniques réellement utilisables: il était un support technique réel.Par exemple, le kata Jion comporte plusieurs passages d’age-uke et de gyaku-zuki. Dans la répétition usuelle du kata, on effectuait, comme aujourd’hui, ces passages de la manière la plus simple en les enchaînant avec ceux qui les pré­cèdent et les suivent. Mais ces passages, comme tous les autres, devait aussi être travaillés indépendamment comme technique de base. Dans ce cas, au lieu de s’y exercer comme dans le kata en avançant en ligne droite, sans rupture de rythme, on devait s’y exercer de diverses manières.Par exemple, il fallait effectuer la parade d’age-uke en se déplaçant subtilement en oblique afin de changer l’angle de réception d’une attaque de l’adversaire. Or, il y a plusieurs manières de changer l’angle du corps.C’est pourquoi, dans le kata, ces multiples déplace­ments sont omis exprès et seule l’armature gestuelle est montrée.C’est comme si on ne traçait que le chemin central, lorsqu’en réalité il y a plusieurs chemins possibles : droite, gauche, oblique, tournant, … Pour le véritable travail technique, il va de soi qu’il fallait étudier toutes ces possibilités parce que c’est ainsi que la technique peut devenir réellement opérationnelle, donc variable en fonction des situations. Le kata était important pour un adepte, parce qu’il pouvait apprendre ces variantes techniques dissimulées. Un geste y contenait des dizaines de variantes.Connaître un kata signifiait apprendre et maîtriser cette complexité ; c’est pourquoi un kata suffisait. Ce n’est pas en pratiquant d’une seule manière fixée que l’adepte trouvait de l’intérêt au kata.

Au fur et à mesure des progrès d’un adepte, le maître lui ouvrait les yeux sur ces techniques sous-jacentes. Il aurait pu dire : « Dans le kata, on effectue les formes les plus condensées et simplifiées.Tu dois t’exercer à chacun des passages de manière multiple. Retiens bien la subtilité avec laquelle tu dois changer l’angle du corps, c’est ça l’essentiel du combat. Mais tu n’a pas besoin de l’exprimer dans l’exécution du kata. Le kata est un os, ces connaissances forment ta chair.Nourris bien ta chair, sans le montrer aux autres. »

Cette façon de travailler un kata n’était possible que dans un système de transmission per­sonnel qui, cependant, pouvait concerner plusieurs élèves.Elle devient impossible dans un système institutionnel qui ne peut exister qu’en « officialisant » une forme unique d’exécution.

A ce propos, je cite une réflexion de T. Nakano, un de mes amis karatéka : « Les êtres hu­mains sont étranges.Beaucoup sont souvent inquiets, incertains et sans confiance face à une richesse véritable qui leur ouvre la porte de la liberté et des possibilités multiples. Par contre, ils se rassurent avec la pauvreté et la médiocrité, pour l’unique raison qu’elles sont ornées de l’autorité « officielle » qui les dispense de réfléchir à d’autres possibilités.Il y a quelque chose de cela dans la force des organisations. Celles-ci représentent une autorité qui repose sur la valorisation d’une forme unique de chaque kata, des modèles d’entraînement, des règles, des grades.Dans l’ancien système du Karaté, tous ces attraits étaient absents, parce que tout simplement ils ne convenaient pas à l’art martial. Aujourd’hui, ce qui convient pour les sports, mais pas pour les arts martiaux, domine le milieu des arts martiaux. N’est-ce pas la triste réalité? »

Lorsqu’on dit : « Pour le Karaté, le kata est important, essentiel même », on s’appuie sur le système ancien, que l’on en ait conscience ou non. Autrefois, on concevait le kata avec res­pect en raison de son contenu. Mais, nous avons vu que le kata « traditionnel » d’aujourd’hui n’est plus le même en pratique et en enseignement.Un kata ne peut pas avoir autant de signi­fications dans le système du Karaté actuel où chaque style ou école se réfère à un modèle figé, conçu comme le seul légitime.

Le Karaté a été élaboré dans un système de communication fermé au public. Aujourd’hui, dominés par un système de spectacle, pouvons-nous accéder pleinement à ce savoir ? Sur­monter ce problème n’est pas facile.Il suffit de vous rappeler des kata que vous connaissez et d’essayez d’appliquer des passages, voire la totalité du kata.Etes-vous capable de vous expli­quer le sens et les buts de chaque geste de façon satisfaisante ?Ne faites-vous pas des gestes, tout simplement parce que vous avez appris « comme ça » ? Si vous ne sentez pas pleinement la signification et le but d’une technique, je pense qu’elle ne vous nourrit que peu comme technique de combat !

D’une certaine manière, il n’y a pas kata tant que vous ne constituez pas en vous-même, dans votre représentation du corps et votre psychisme, une image de progres­sion vers quelque chose d’idéal et de parfait. Le kata n’est pas un geste neutre, un automatisme de gestes, c’est une gestuelle lourde de sens, car elle est chargée de rapports multiples.

Kenji Tokitsu

[1] « dont le sens est caché, réservé à des initiés ». L’art martial d’Okinawa s’est développé comme un art tenu secret qui a pendant longtemps été le privilège des nobles avant de se diffuser à d’autres couches de la société, tout en restant l’apanage d’un nombre d’initiés restreint. Cf. La tradition ésotérique, in K. TOKITSU, Histoire du Karaté-Do, Coll. Le Monde des Arts Martiaux, Paris, Editions SEM, 1993, pp. 27-30.

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